Cette « Carte blanche à Oraterra » a été publiée dans l’édition du 1er octobre 2022 de Cévennes Magazines.
Il avait disparu depuis neuf mois pleins. Pas de visite, pas un mot, pas de nouvelles. Et puis soudain, un soir de septembre, le bruit courut qu’il serait bientôt de retour.
Déjà, il y avait des indices. Tout le monde le sait, Sa Majesté l’Automne ne foule aucun sol sans y avoir préalablement envoyé en éclaireurs ses serviteurs les plus fidèles, les champignons. Or dès la mi-septembre, en cette fin d’été 2022, les paniers des cueilleurs ne savaient plus où donner de l’anse dans les forêts du Gard et de la Lozère tant les cèpes, bolets et autres girolles étaient nombreux à s’acquitter de leur tâche de reconnaissance du terrain.
L’alerte suivante fut donnée quelques jours plus tard par des randonneurs partis faire les 4000 marches, cette ascension qui permet, au départ de Valleraugue, de rallier l’observatoire du Mont Aigoual. Selon eux, rien ne laissait prévoir au départ du village ensoleillé que l’été avait déserté le célèbre mont cévenol. Et soudain, à mi-chemin, une rafale de vent glacial leur signala avec une solennité fracassante la présence proche du Roi des Saisons.
Dès lors, la nouvelle se répandit dans les vallées cévenoles comme une traînée de poudre. Les derniers camping-cars entamèrent leur lourde transhumance vers les autoroutes, laissant sur les départementales le monopole de la lenteur aux tracteurs des vendangeurs dont les remorques croulaient dès le matin sous le poids des raisins gorgés du soleil de l’été. Dans les villages régnait une fébrilité joyeuse, de celles qui précèdent les grands événements.
Il fallut pourtant encore attendre quelques jours. Puis un matin, soudain, le ciel s’obscurcit. De gros nuages noirs roulaient sur les crêtes des sommets. À Portes le Vaisseau des Cévennes semblait prêt à appareiller : son drapeau claquait dans le vent comme le fouet d’un cocher et la pluie inondait sa proue impatiente comme pour lui permettre de s’ébranler enfin.
C’est lorsque le tumulte de l’orage se dissipa que tout le monde réalisa qu’il était là. Juché derrière son attelage de cumulonimbus, il avait investi les Cévennes discrètement comme à son habitude, se servant des éclairs comme de panneaux de signalisation et des impacts de foudre comme de balises au sol.
En Cévennes, les titres comptent peu. Une fois son arrivée actée et la traditionnelle bienvenue souhaitée, du Mont Lozère au Mont Aigoual les habitants le laissèrent, comme chaque année, prendre ses marques paisiblement.
Dès le lendemain toutefois Sa Majesté l’Automne entama un périple qui devait durer trois mois, au bas mot. Pas un cours d’eau, pas une forêt, pas un arbre, pas une clairière ni une haie ne devaient être laissés de côté.
Sa Majesté dormait peu, ce qui lui permettait de parcourir les Cévennes de jour comme de nuit. Et au fil de ses allées et venues le pays se transformait peu à peu : le niveau des cours d’eau remontait, les nuits fraîchissaient et grandissaient pour permettre à la nature de se reposer enfin de la fièvre de l’été – et surtout, les feuilles et les fougères revêtaient leur habit d’or en l’honneur de leur visiteur prestigieux.
Une fin d’après-midi, alors qu’il arrivait au Mas de la Barque après avoir passé la journée sur les sentiers du Mont Lozère, Sa Majesté l’Automne vit une jeune femme très occupée à photographier les arbres dont la parure flamboyait dans le dernier soleil du jour. « – Que faites-vous ? » demanda doucement l’Automne, intrigué. « – J’immortalise ce moment merveilleux », répondit la jeune femme dans un sourire presque aussi radieux que le soleil couchant. « – Mais c’est justement parce qu’il est éphémère qu’il est merveilleux, vous ne pensez pas ? » répliqua l’Automne en souriant à son tour. « – Vous avez raison, dit-elle soudain d’un ton grave, après un silence durant lequel elle avait plongé ses yeux noisette dans le regard doré de l’Automne, mais c’est aussi en se souvenant des trésors éphémères que l’on apprend ce qui compte vraiment. »
« – Je suis donc le Roi des trésors éphémères », murmura Sa Majesté l’Automne en regagnant son antre ce soir-là, entouré d’une brume joyeuse qui le devançait de quelques mètres, avant de se perdre dans les branches des arbres alentour. « – Champignons, châtaignes, arbouses, figues, pommes, et quelques paysages dorés, voici mon mince héritage, bientôt dilapidé par mon cousin l’Hiver. » Et à cette pensée, l’Automne se sentit bientôt envahi par une tristesse plus tenace que l’humidité du soir.
Ce n’est que quelques jours plus tard que sa tristesse le quitta. Après une journée à parcourir les pentes de l’Aigoual, il s’arrêta quelques instants aux Cascades d’Orgon. Les lieux étaient déserts. Accoudé à la passerelle bleu turquoise, son regard se perdit dans l’horizon multicolore, chatoiement de dégradés verts, bruns et jaunes, marques facilement repérables de ses passages des jours précédents. Derrière lui, le ruisseau chantonnait un refrain inédit. Les arbres qui l’entouraient paraissaient n’avoir jamais été si majestueux dans leurs habits tissés d’or fin où nul fil ne manquait. Soudain, Sa Majesté l’Automne comprit : « – C’est cela, mon héritage. Permettre aux trésors éphémères d’étinceler comme jamais, permettre à la nature d’être plus riche que les rois. Comme une promesse tenue d’avance. »
Ce soir-là, Sa Majesté l’Automne dormit un peu plus longtemps que d’habitude. Et quand il se réveilla le lendemain, il accueillit avec un sourire décidé les bourrasques de vent qui s’engouffraient dans sa longue chevelure rousse.
Stéphane Ozil